De 1950 à 2011, le nombre d’étudiants français passe de 135 000 à 2 347 700, soit une croissance de 1 639 % ; dans le même temps, la population française n’augmente que de 56,3 %. Le premier enjeu de l’enseignement supérieur est quantitatif. Du début des années cinquante au milieu des années soixante-dix, la première vague de réalisations universitaires s’inscrit dans la même temporalité que celle de la construction du logement de masse des grands ensembles ; elle en partage certains enjeux et contraintes : externalisation des centres-villes, rationalisation, industrialisation, contraintes budgétaires, contrôle de l’État. Inauguré en 1967, le Domaine universitaire de Bordeaux illustre ce changement d’échelle fondamental, d’un enseignement élitiste, avant 1940, à un enseignement de masse qui doit trouver ses nouvelles formes urbaines et architecturales, entre modèles anglo-saxons, culture Beaux-Arts et principes réformateurs de l’architecture et de l’urbanisme modernes.

L’échec de Roger Henri Expert : les limites de la composition Beaux-Arts
Achevée en 1886, la faculté des sciences et des lettres se révèle immédiatement trop petite face au développement des sciences expérimentales. Une partie de ses enseignements est transférée dans le nouvel Institut de zoologie, construit, en 1900, cours de la Marne à l’angle du cours Barbey, face à la place de l’abattoir (actuelle place André Meunier). La Ville envisage déjà d’édifier sur ce site une nouvelle faculté des sciences, mais il faut attendre 1930, pour que ce projet soit confié au Parisien Roger-Henri Expert (1882-1955) associé à Louis Augereau (1891-1977), l’architecte de l’Université de Bordeaux. Expert, allie une solide culture de la composition Beaux-Arts à une écriture architecturale épurée. L’intérêt de ses propositions tient dans la quête de cet entre-deux.

Expert et Augereau, Projet n°1 pour la faculté des sciences, juin 1930.v (1)
Le site choisi - un terrain triangulaire très contraint de 9 750 m² seulement - est unanimement jugé inapproprié. Mais, pendant vingt ans, la Ville, l’Université et les architectes, convaincus que le prestige d’une faculté exige une implantation en centre-ville, s’obstinent à y faire entrer au chausse-pied un établissement en perpétuelle évolution. Expert conçoit un plan en peigne, adapté à la forme du terrain, mais convenu. L’écriture architecturale épurée s’inscrit dans une composition classique. Expert se dit particulièrement fier « du grand effet perspectif vu depuis la place de l’abattoir ».
La faculté apprécie ce projet, mais, réalisant que le terrain ne convient pas, exproprie quatre parcelles voisines qui dégagent 3 200 m² supplémentaires. En 1934 et 1935, Expert soumet trois nouvelles propositions où il réduit le nombre d’ailes du plan en peigne pour améliorer la surface des jardins, l’éclairage et la ventilation naturelle des locaux. La faculté approuve le quatrième projet de mai 1935, mais la crise économique conjuguée aux nouvelles lois sociales retardent les adjudications jusqu’en mars 1937. C’est à cette époque que Jacques D’Welles, architecte en chef de la Ville de Bordeaux, remplace Augereau aux côté d’Expert. Les travaux sont engagés en mai 1938, mais aussitôt interrompus par la déclaration de guerre de septembre 1939. D’Welles tente de relancer le processus auprès de la municipalité, non sans critiquer son associé parisien et tenter de jouer sa carte personnelle pour inscrire la nouvelle faculté dans ses propres projets d’urbanisme.
En 1941, Expert, adresse l’esquisse d’un cinquième projet mais les surfaces construites restant insuffisantes, le Conseil de l’Université envisage pour la première fois en octobre 1941 un déménagement partiel en périphérie, à Talence. Le sixième projet de mars 1942 prend en compte cette séparation sur deux sites : les instituts de Chimie, de Physique et de Mathématiques, jugés les plus prestigieux, au centre-ville; le reste à Talence. Expert innove en retournant le plan sur le cours Barbey selon un modèle palatial radicalement différent des solutions adoptées jusque-là. La composition gagne en clarté et s’inscrit encore plus profondément dans les poncifs de l’enseignement Beaux-Arts. D’Welles apprécie ce projet, mais critique la décision du déplacement d’une partie des locaux en banlieue. Cet avis relève de l’image prestigieuse que D’Welles associe à l’enseignement supérieur, mais traduit aussi sa crainte de voir une partie de son projet urbain partiellement compromise.
Le déclassement du cours Barbey et l’annexion de la place de l’abattoir voisine, offrent un gain supplémentaire de surface et l’occasion de nouvelles propositions monumentales d’Expert et de D’Welles. Ces projets n’aboutissent pas, ni les vingt-sept variantes du septième projet qu’Expert dessine en 1949-1950. Son ultime étude est adoptée en mai 1951, mais elle achoppe devant l’opposition des habitants du quartier et les difficultés d’expropriation. Le 8 juin suivant, l’Université de Bordeaux décide de transférer toute la faculté des sciences à Talence. Aussitôt informée, la Ville de Bordeaux donne son accord de principe. Une page était enfin tournée.
Si D’Welles est remercié en 1950, en raison des conflits d’intérêt que cette mission engendre avec ses responsabilités auprès de la Ville, Expert est reconduit dans ses fonctions. L’architecte apprécie le site de Talence qui, selon lui, correspond « exactement à l’esprit qui est recherché pour une université moderne, à savoir, une composition extrêmement libre, c’est à dire des bâtiments comme semés à l’anglaise, dans le pittoresque apparent le plus complet ». Expert produit rapidement plusieurs projets, mais malgré sa référence au pittoresque anglais qui séduit le Doyen, il perpétue les mêmes principes académiques qui ont prévalu pendant vingt ans dans ses projets en centre-ville. Mais cette fois, le nouveau maire, Jacques Chaban-Delmas, ne laisse pas la situation s’enliser, et, dès le 31 janvier 1951, il met un terme aux fonctions d’Expert qu’il qualifie d’architecte « pour monuments, perspectives, pas pour laboratoires ». Chaban-Delmas impose René Coulon (1908-1997) dont il connaît et apprécie les Laboratoires de la Sidérurgie et des Charbonnages de France. Coulon est un jeune quadragénaire déjà auréolé d’un brillant parcours marqué par sa maîtrise des matériaux et des techniques ainsi que son attachement à la modernité architecturale. Sa désignation, en remplacement d’Expert, est celle d’un homme d’une nouvelle génération mais surtout celle d’une méthode de projet rationaliste. Dès le 26 mars 1952, l’Université entérine ce choix et nomme Robert Touzin, architecte honoraire de l’Université, et son fils Jacques pour l’assister dans sa mission.
L’échec d’Expert scelle la fin d’une pratique professionnelle et d’une méthode de conception, une quinzaine d’année avant l’écroulement du système Beaux-Arts en 1968. Si l’Université et la municipalité de Bordeaux portent une part de responsabilité dans cet échec – indécision, manque de vue à long terme, obstination pour une politique de prestige - , les critiques renouvelées quant au manque de prise en compte des contraintes fonctionnelles liées au programme, au profit presque exclusif de la composition et du parti artistique, accusent une forme d’autisme d’une profession qui peine à évoluer malgré les coups de boutoirs d’une avant-garde virulente dressée contre l’Académisme.

Les principes directeurs du plan de Coulon
À la Libération, le patrimoine universitaire, est essentiellement constitué de facultés aux dimensions modestes situées en centre-ville. La croissance démographique, l’évolution des enseignements et le développement de la recherche, impliquent un changement d’échelle. Le départ en périphérie répond à la nécessité de trouver des dizaines ou des centaines d’hectares indispensables aux nouvelles implantations. Plus que l’imitation du modèle du campus américain, méconnu des architectes comme des maîtres d’ouvrages, l’externalisation des universités françaises vers la périphérie est la conjonction de ces facteurs conjugués aux difficultés d’expropriations rencontrées en centre-ville, et à la pression foncière qu’accentue la crise endémique du logement. Les surfaces dégagées en périphérie sur des propriétés agricoles sont sans commune mesure avec les terrains morcelés des centres de villes. Fort de ses 253 hectares répartis sur les communes de Talence, Pessac et Gradignan, le domaine universitaire Bordelais, est l’un des plus vastes de France, plus grand que le centre historique de Bordeaux compris entre cours et Garonne. Pour autant, l’acquisition de ce vaste ensemble ne résulte pas d’un plan concerté, mais de l’addition d’opportunités foncières, d’une succession de demandes formalisées au fil des besoins des facultés, et d’un jeu de chaises musicales qui témoigne des rapports de forces entre tous les acteurs.
La nomination du Parisien René Coulon puis, quelques semaines plus tard, du Bordelais Pierre Mathieu, marquent le lancement de la conception de la zone universitaire. À la demande de la Ville de Bordeaux, Mathieu est désigné architecte adjoint à l’université pour l’établissement du plan masse des constructions intéressant tous les services de l’Éducation nationale à Talence, à l’exception de la faculté des Sciences confiée à Coulon. En imposant Mathieu qui a toute sa confiance, Chaban-Delmas souhaite conserver un contrôle sur une opération relevant désormais essentiellement de l’État.
Avant la nomination de Coulon et de Mathieu, aucun plan directeur n’existait, pas même une volonté clairement établie de transférer l’ensemble de l’Université en périphérie de Bordeaux. Les principes du plan masse de la faculté des Sciences que Coulon établit, sont donc arrêtés hors de tout schéma directeur, mais ils s’avéreront déterminants pour le développement du domaine universitaire lorsque, quelques années plus tard, la conception du plan d’ensemble sera confiée à Louis Sainsaulieu.

Vue aérienne de la troisième tranche de la faculté des sciences : de gauche à droite, les bâtiments de Recherche botanique, de Théorie géologie, de Recherche géologie, et le Village n° 1. (16)
Rapidement, Coulon obtient l’attribution d’un terrain mitoyen à l’ouest du site sur lequel Expert avait travaillé, doublant ainsi la surface du site réservé aux sciences. Cette extension lui permet de dé-densifier le projet. Au creux du vallon, Coulon implante vingt-trois bâtiments sur trois rangs selon un axe sud-sud-est à nord-nord-ouest dicté par la topographie ; les deux principaux édifices délimitent un parc central agrémenté d’un bassin. Les bâtiments épousent les courbes de niveau ; quelques ailes courtes, en retour d’équerre, rompent ce parallélisme et donnent du rythme à cet ensemble étiré en longueur. Chaque bâtiment est indépendant, mais certains sont reliés par une coursive extérieure couverte. Les façades principales des bâtiments, tournées au nord ou au sud pour jouir de la vue sur le parc central, ne respectent pas les règles d’orientations héliothermiques des urbanistes réformateurs. La composition prime sur la fonctionnalité. Le plan masse adopté ne relève ni d’une composition  « Beaux-Arts », ni d’un urbanisme réformateur, mais s’affirme comme un compromis entre modes de projet que tout semble opposer. Cette culture du compromis sera au cœur de la conception de l’ensemble du campus T.P.G.
La disposition étagée de bâtiments autonomes autour d’un parc central paysagé à l’anglaise est un type de plan masse fréquent dans les projets d’une certaine ampleur à cette époque, tant dans les domaines universitaires que dans les grands ensembles de logements. Il n’existe, à cette époque, aucune étanchéité entre les solutions retenues pour les ensembles universitaires et les grands ensembles souvent édifiées par les mêmes gros cabinets d’architectes. Le premier plan masse de Coulon évoluera dans ses équilibres et ses liaisons jusqu’au projet définitif, mais ne sera jamais remis en cause. Plus encore, les lignes directrices fixées par Coulon seront adoptées par Louis Sainsaulieu, lorsqu’il sera chargé du plan directeur de l’extension du campus, en 1958.

Le schéma directeur de la Zone universitaire : rationaliser la culture Beaux-Arts
Louis Sainsaulieu (1901-1972) est nommé le 9 août 1958, pour assurer une mission de coordination de l’étude du projet d’aménagement de la zone du château Laroque sur laquelle doivent être édifiées la faculté de droit, la cité universitaire, l’École nationale d’ingénieurs et l’École d’enseignement technique. Initialement, la mission partielle que Sainsaulieu reçoit à Bordeaux s’inscrit dans la continuité du travail de Mathieu, à moins qu’elle ne vienne s’y substituer. Sa nomination peut être interprétée comme l’expression de la volonté ministérielle de reprendre le contrôle du processus de fabrication de ce campus jusque-là confié à des architectes locaux.

Le premier projet que Sainsaulieu présente au rectorat le 20 juillet 1959 confirme les orientations prises dès 1953 par Mathieu et oriente le projet définitif à venir sur un schéma directeur où se combinent des règles de composition empruntées à la culture Beaux-Arts et certains principes issues de l’urbanisme réformateur. Sainsaulieu affirme sa volonté de d’implanter les nouveaux bâtiments sur les axes et la trame orthogonale que Coulon a fixée initialement. L’ensemble de la zone universitaire est ainsi calé sur une trame orthogonale de 100 m de côté dont les deux directions reprennent celles de la trame de la faculté des sciences. L’harmonie qu’il entend ainsi dégager est purement artificielle, perceptible en plan masse, mais aucunement sur le site à hauteur d’homme. Sa démarche illustre cette «illusion des plans » que Le Corbusier condamnait dès 1923 dans Vers une architecture. La disposition des bâtiments relève en revanche des principes de l’urbanisme moderne : indépendants les uns des autres, ils sont implantés dans une zone verte. Le vaste espace de 200 hectares réservé anticipe largement les besoins futurs d’extension. Le rejet de la circulation automobile en périphérie du domaine universitaire où seuls les piétons sont autorisés à circuler renvoie également clairement au principe de hiérarchisation des circulations exposé dans le quatrième chapitre de la Charte d’Athènes. Le risque, que Sainsaulieu pressent lui-même, est celui d’une composition hors d’échelle, qualifiée de potentiellement « inhumaine » difficilement compatible avec une circulation piétonne. D’une extrémité à l’autre du domaine universitaire, la distance dépasse trois kilomètres. Les solutions qu’il propose pour en prendre la mesure relèvent plus de l’architecte, que de l’urbaniste qu’il se défend d’ailleurs d’être. Il suggère de combiner « quelques grands effets simples que permet l’ampleur du programme avec des éléments de détail qui gardent l’échelle humaine ». Les verticales de la tour des magasins de la bibliothèque et du château d’eau s’articulent donc avec l’Aula Magna en fond de perspective de la faculté de droit. Ce premier plan directeur est validé par le Conseil Général des Bâtiments de France (C.G.B.F) le 21 juillet 1959.

Le plan est prioritairement pensé en termes de composition architecturale autonome. En 1960, Sainsaulieu réaffirme que « n’étant pas urbaniste, il ne lui appartient pas de régler les questions de détails. Son rôle d’architecte-coordonnateur consiste essentiellement à prévoir une composition d’ensemble. » Privé d’une liaison rapide avec le centre de Bordeaux et de la voie des mairies, mal raccordée à la rocade par un unique échangeur, la zone universitaire est restée fortement enclavée et difficile d’accès jusqu’à sa desserte récente par la ligne B de tramway (Pessac-Claveau), immédiatement saturée entre les stations Montaigne-Montesquieu et Hôtel de ville.


L’obsolescence des programmes confiés aux architectes et aux urbanistes de l’université est plus rapide que la construction des premiers bâtiments et que l’acquisition des terrains. C’est le cas de la faculté des sciences dont le programme lancé en 1952 doit faire face, dès 1960, au triplement de ses effectifs. Coulon doit étudier une deuxième tranche en conséquence et revoir le plan masse de l’ensemble en coordination avec Sainsaulieu. L’extension de la faculté des sciences hors de son territoire initial et le déplacement tardif de la faculté des lettres à Talence, s’ajoutent aux critiques du premier plan masse de Sainsaulieu recueillies tout au long de l’année 1959 et le conduisent à l’élaboration d’une deuxième version du plan masse sur un territoire beaucoup plus vaste et proche de l’état définitif que nous connaissons aujourd’hui. Dans son rapport de présentation daté du 6 novembre 1960, Sainsaulieu rappelle en préambule que le recteur a décidé « d’affecter logiquement aux extensions des sciences les terrains les plus voisins et de placer le groupement des facultés des lettres et de droit dans une zone un peu plus éloignée. Cet étirement du domaine conduit à dédoubler les bibliothèques, les villages d’étudiants et les restaurants. Sainsaulieu définit le « parti nouveau » qui en résulte suivant quelques principes généraux : la composition d’ensemble s’organise autour d’une vaste zone centrale de verdure dédiée au sport ; les facultés des lettres et de droit sont réparties de part et d’autre d’une esplanade dont la perspective se referme sur la bibliothèque ; une voie périphérique dessert le domaine équipé, en bordure, de parkings plantés ; l’intérieur de la zone universitaire est réservé aux piétons; enfin Sainsaulieu confirme son désir de ponctuer la composition urbaine de réalisations architecturales marquantes : l’Aula Magna de Droit, les bibliothèques des sciences, lettres et droit et enfin, le Château d’eau.

Ce redéploiement ne remet pas en cause les principes issus d’une culture de compromis adoptés dès la première version du plan masse. Le passage d’une version à une autre du plan se résume à un simple changement d’échelle. L’architecte joue de plusieurs figures de composition : le plan en peigne (faculté des lettres), le front continu (faculté de droit) la figure de « cloître » ou forme en U, plus ou moins refermée sur elle-même et inspirée des cloîtres des collèges britanniques.

Le plan matérialise le fractionnement des facultés, leur indépendance, chacune disposant de son propre équipement sportif, de ses propres villages et de son propre restaurant, dispositif qui ne facilite guère la communication entre les différentes disciplines. La multiplication des demandes et des observations où chacun défend les intérêts supposés de son établissement ne remet pas en cause le travail de Sainsaulieu. Au contraire, leur accumulation menace constamment d’en compromettre l’équilibre et retarde sa mise au point pendant trois ans. Aucun protagoniste ne cherche à comprendre la logique globale, et les conséquences en cascade que la modification, aussi mineure soit-elle d’un élément peut entraîner. Sainsaulieu s’en inquiète: « il ne faut pas oublier que le but principal dans une étude de cette nature, c’est de conserver malgré toutes les données de détails, tous les raisonnements plus ou moins théoriques, tous les intérêts particuliers qui se dressent, quelques notions de composition générale et de vue d’ensemble qui échappent évidemment au plus grand nombre. » Si la remarque de Sainsaulieu relève du bon sens, son plaidoyer est une nouvelle fois exprimé en termes de composition et non de projet urbain.

Le plan définitif de Sainsaulieu est achevé le 15 janvier 1964. Néanmoins, jusqu’au 23 juillet 1973, il connaîtra quarante-trois versions modificatives. Tout au long de sa mission, de sa nomination en 1958 jusqu'à son décès en janvier 1972 avant l’achèvement définitif des études, Sainsaulieu n’a de cesse de déplorer l’absence de vue d’ensemble. Sa mission évolue vers l’accompagnement des architectes chargés des opérations « en vue de conserver les principes directeurs, la composition et l’aspect général de la zone universitaire et à les adapter. » Ainsi, le schéma directeur du Domaine universitaire résulte essentiellement d’une addition d’opportunités, hors de toute vision politique d’ensemble. La force du projet de Sainsaulieu a résidé principalement dans sa capacité, certes en grande partie formelle, à donner graphiquement une identité et quelques grands principes en dépit de ces conditions défavorables. Par défaut, le dessin s’est substitué au dessein.

Quelle image architecturale pour un enseignement supérieur de masse ?
Après la seconde guerre mondiale, le Ministère de l’Éducation nationale est le premier maître d’ouvrage en France derrière le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Ils partagent une même obsession de l’économie qui rejoint les principes de l’architecture rationaliste. « Exprimer sa pensée avec le moins de mots et le plus de force qu'il est possible, voilà le style austère et grave » écrivait déjà, à la fin du XVIIIe siècle, l’encyclopédiste Jean-François Marmontel souvent cité parmi les précurseurs de ce mode de pensée. D’une pensée positiviste fondée sur les lois d’Économie, d’Utilité et de Vérité, le rationalisme architectural est devenu, à la fin du XIXe siècle, un style qui vise à valoriser en façade l’ossature et son remplissage censés incarner la Vérité du projet. La faculté des sciences de Coulon est à ce titre un remarquable exemple de cette tendance de l’architecture moderne.
Le rationalisme s’accorde bien à la démarche d’industrialisation du bâtiment privilégiée après la Seconde Guerre mondiale lors de la reconstruction (1944-1965), mais aussi pour la construction des grands ensembles (1953-1973) et celle des bâtiments de l’Éducation nationale. L’usage de trames et l’expression de la structure en façade sont les termes les plus visibles de cette écriture architecturale. « J’ai la conviction - affirme André Cornu, secrétaire d’État aux Beaux-Arts - que la normalisation des constructions sur une trame uniforme […] qui procurera une sérieuse économie d’étude, de temps et d’argent, permettra aux  architectes de donner une expression personnelle et locale aux constructions par l’harmonie des lignes, le choix et la disposition des matériaux ». L’État planificateur n’invente pas la trame mais se saisit de ce procédé d’aide à la conception qu’il range dans la caisse à outils de sa politique de normalisation et d’industrialisation. Dès 1950, le Ministère impose la même trame étroite de 1,75m, de la maternelle à l’université.
Par conviction rationaliste l’architecture de Coulon est tramée. Mais fort de l’expérience acquise dans la construction de laboratoires, il a adopté une trame de trois mètres, qu’il juge supérieure, techniquement et esthétiquement, aux prescriptions ministérielles. Face à la fermeté du Ministère, seule une intervention de Chaban-Delmas permettra l’adoption de la trame de trois mètres non seulement à la faculté des Sciences, mais ensuite pour les facultés des lettres et de droit. Ainsi, Coulon imprima sa marque, non seulement sur la composition urbaine de la zone universitaire, mais aussi sur son écriture architecturale.

René Coulon, faculté des sciences, 3e tranche. (27)
L’identité de la faculté des sciences tient à l’affirmation de cette trame large en façade, mais également à la couleur rose des panneaux de remplissage. À l’origine, le marché prévoyait de simples plaques en gravillons de rivière lavés. Mais, en novembre 1956, les universitaires refusent unilatéralement ce procédé jugé probablement trop commun. Ils imposent une coûteuse solution de plaque de porphyre rose. Adoptée au nom du prestige de l’institution, cette décision remet en cause l’industrialisation du chantier, les délais d’ouverture aux étudiants et les objectifs de sobriété et d’économie pourtant affichés par le Ministère.
Mathieu qui réalise les facultés de droit et des lettres, n’est pas insensible aux principes de la démarche rationaliste dont il décline cependant une version moins dogmatique. Ses plans répondent à la même trame rigoureuse de trois mètres, mais l’organisation plus complexe des corps de bâtiment, et la diversité des traitements en façade en atténuent l’expression. L’ossature de béton n’est plus aussi prégnante. En remplissage, il alterne des panneaux de béton à gros cailloux, des panneaux lisses et des panneaux striés verticalement ou horizontalement. La répartition des formes de fenêtres - verticales, horizontales, en imposte, ou en fentes verticales - contribue également à éviter toute monotonie dans un registre au vocabulaire pourtant réduit. Mathieu joue sur les effets de transparence et de légèreté pour différencier les fonctions de chaque corps de bâtiment. L'Aula Magna occupe logiquement une position privilégiée qu'accentue encore une mise en forme comparable à celle d'un temple moderne de la justice. Le modèle antique revisité dans un langage contemporain sied parfaitement à la solennité d'un édifice dédié au droit. Références historiques, influences contemporaines et conventions culturelles se marient ici dans une œuvre aboutie.

Pierre Mathieu, Aula magna de la faculté de droit. La salle de ce temple moderne du droit est précédée d’un porche monumental couvert d’un plafond à caissons posé sur une ossature de voiles de béton. Quelques marches surélèvent l’édifice à la manière d’un stylobate contemporain. (28)
Sainsaulieu signe les bibliothèques des sciences et des lettres et droit où l’affirmation de la structure s’efface encore d’avantage au profit d’une approche plus néo-plastique des formes pures et lisses, presque immatérielles. Le rapporteur du C.G.B.F pointe la rupture stylistique qu’introduit les projets puristes de Sainsaulieu dans l’ensemble du campus où domine un style rationaliste.

Louis Sainsaulieu et Paul Daurel, Bibliothèque des sciences (1962-1964). Façade nord. Ce cliché, non daté, probablement réalisé peu après son ouverture au public en janvier 1965 met particulièrement bien en valeur l’expression minimaliste de cet édifice dans la ligne directe des plus grandes réalisations du Mouvement moderne des années vingt. (32)
L’esthétique du Mouvement moderne qui s’impose progressivement au Domaine universitaire de Bordeaux, comme sur l’ensemble des campus français, s’apparente à celle qui domine à la même époque à grande échelle et dans une version souvent appauvrie, pour les Grands ensembles. Cette convergence explique le rejet des universitaires qui dénoncent une esthétique H.L.M qui ne conviendrait pas à l’enseignement supérieur. Dès novembre 1956, les scientifiques s’inquiètent de l’esthétique de leur future faculté ; ils préfèreraient un parement en ciment blanc-pierre blanche broyée qui donnerait l’illusion d’une construction en pierre. Ils trouvent aussi l’aspect des poteaux, linteaux et autres éléments de béton brut de décoffrage peu satisfaisants et ils suggèrent de les recouvrir d’un enduit. Aucun projet, qu’il soit de Coulon, de Mathieu ou de Sainsaulieu, n’échappe à cette critique récurrente de style « H.LM » jugé contraire au prestige de l’université.

Carton d’invitation à l’inauguration de l’ensemble universitaire de Talence-Pessac le 23 octobre 1967. Ce dessin anonyme propose une composition à base de détails d’édifices des facultés de lettres et de droit. Celle des sciences en est totalement absente, son architecture rationaliste étant peut-être déjà jugée désuète. (33)
Le 23 octobre 1967, Jacques Chaban-Delmas, député-maire de Bordeaux et Président de l’Assemblée Nationale, inaugure le nouveau domaine universitaire en présence d’Alain Peyrefitte, Ministre de l’Éducation nationale, et de Léopold Sedar Senghor, écrivain et Président de la République du Sénégal. L’Université de Bordeaux dispose enfin d’un domaine de grande ampleur et d’un outil de travail provisoirement adapté à ses missions, mais le corps enseignant ne se reconnaît pas dans cette architecture qui formalise sa mutation vers un enseignement de masse.
Mentions illustrations
1 : Archives municipales de Bordeaux 6846 M 4 ; 2 à 8 : © Adelaïde Ragot ; 9 à 15 : Archives du Rectorat de Bordeaux (n.c.) ; 16 : A.R.B 2008.22.3082 ; 17 : A.R.B 2008.22.3082 ; 18 : A.R.B 2008.22.3082 ; 19 : A.R.B 2008.22.3082 ; 20 à 23 : © Adelaïde Ragot ; 24 : A.R.B 2008.22.3081 ; 25 : A.R.B 2008.22.3081 ; 26 : A.R.B 2008.22.3081 ; 27 : A.R.B 2008.22.3082 ; 28-29 : A.R.B. 2008.22.3081 ; 30 : A.R.B. 2008.22.3081 ; 31 : A.R.B. 2008.22.3081 ; 32 : A.R.B Album de présentation ; 33 : A.R.B. (n.c.).

Bibliographie sélective


• Ouvrages

CADILHON François, LACHAISE Bernard, LEBIGRE Jean-Michel, Histoire d’une université bordelaise : Michel de Montaigne, faculté des arts, faculté des lettres, 1441-1999, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1999.

• Travaux universitaires

SAVÈS Véronique, Les deux domaines universitaires de Bordeaux, mémoire de Maîtrise, sous la dir. de Robert Coustet et Daniel Rabreau, université Michel de Montaigne Bordeaux III, 1992.

• Articles sur les bâtiments universitaires bordelais de la fin du XIXe siècle

LAGRANGE Marion et MIANE Florent, « Le Musée archéologique de la faculté des lettres de Bordeaux (1886). L’institutionnalisation des collections pédagogiques et scientifiques », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 29 novembre 2011. http://insitu.revues.org/920.

DUSSOL Dominique et LAROCHE Claude, « Les facultés de Bordeaux » dans RIVET Philippe, (sous la dir. de), La Sorbonne et sa reconstruction, Paris, La Manufacture, 1987, p. 201-222.

• Articles sur le domaine universitaire de Bordeaux

DELORME Franck, « Faculté des sciences de Bordeaux, René-André Coulon architecte », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 26 janvier 2012. http://insitu.revues.org/932 ; DOI : 10.4000/insitu.932

Anonyme, « I.U.T de Bordeaux (Gironde). G.Massé, P.Bigot, F.Roys, architectes. J.Chauve, architecte assistant. Société auxiliaire d’entreprises S.A.E », Techniques & Architecture, n° 1, 31e série, 1969-1970, p. 97-99.

Anonyme, « Bibliothèque mixte littéraire et juridique du campus de Talence », L’Architecture Française, n° 319-320, 1969.

Anonyme, « Faculté des sciences de Bordeaux. R.-A. Coulon, Architecte en Chef, R. et J.Touzin, J.-L. Ludinart, architectes d’opération », L’Architecture Française, n° 275-276, août 1965, p. 16-17.

Anonyme, « Complexe universitaire de Bordeaux-Talence. Louis Sainsaulieu, Architecte en chef. Autier, Bouey, Carlu, Conte, Coulon, Daurel, Ferret, Ludinard, Mathieu, Tagini, Touzin, Architectes », L’Architecture Française, n° 275-276, juillet- août 1965, p. 13-15

René Laroumagne, « L’expansion de l’université de Bordeaux », avec une préface de de J.Babin, recteur de l’université de Bordeaux, Le Moniteur des Travaux Publics, n° 29, 18 juillet 1964, p. 17-22.

Anonyme, « Bibliothèque de la faculté des sciences de Bordeaux-Talence. L.Sainsaulieu et P.Daurel, Architectes », L’Architecture Française, n° 251-252, juillet-août 1963, p. 18.

Anonyme, « Nouvelle faculté des sciences de Bordeaux. R. A. Coulon, Architecte en chef. R. et J. Touzin, architectes d’opération, J.L. Ludinart, architecte collaborateur », L’Architecture Française, n° 231-232, janvier 1962, p. 18-23.

Le programme de recherches

Mené par des historiens de l’art, le programme consiste à localiser, inventorier, documenter et valoriser le patrimoine artistique, immobilier et mobilier, de l’université bordelaise, depuis la création des Facultés dans la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à leur implantation sur le domaine universitaire de Pessac-Talence dans les années soixante.

Trois grands axes ont été retenus : l’architecture, le décor, et les collections liées à l’enseignement de l’histoire de l’art.

Accès à la bibliothèque numérique

L’ensemble des données recueillies lors de l’inventaire est accessible par le biais de la bibliothèque numérique conçue et mise en ligne par le SCD de l'Université Bordeaux Montaigne.

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Marion Lagrange
Maître de conférences en histoire de l’art contemporain
Centre de Recherches François-Georges Pariset (EA 538)
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Ce programme de recherches ne pourrait exister sans la collaboration logistique et scientifique de : ARPEGE (ENSAP Bordeaux), Musée d’Aquitaine, Musée d’ethnographie de l’Université Bordeaux Segalen, Service commun de documentation de l’Université Bordeaux Montaigne, Service régional du Patrimoine et de l'Inventaire (Conseil Régional d'Aquitaine).




Promenades universitaires

L'université de Bordeaux, de la faculté au campus.


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Mentions

Clichés photographiques (sauf mention contraire) :
© Université Bordeaux Montaigne / Patrick Fabre

Numérisation : Société Arkhênum

Montage images page d'accueil : Sylvain Fogato

Direction éditoriale : Marion Lagrange

Site internet : Pierre Planté

Hébergement : Université Bordeaux Montaigne