Suite à la suppression en 1793 de l’université de Bordeaux dont l’origine remontait au Moyen-Âge, les facultés connaissent une existence moribonde au cours du XIXe siècle, sans disposer jamais de bâtiments spécifiques. À compter des années 1870, la ville de Bordeaux inaugure une ambitieuse politique centrée sur l’enseignement supérieur, montrant sa résolution à reconstruire, au sens propre comme au sens figuré, son université.

Une réforme nationale aux implications locales
Ce processus rejoint les actions menées par la Troisième République pour transformer le système universitaire, suite à la défaite militaire face à la Prusse. Dans un courrier en date du 9 février 1875, le recteur de l’académie de Bordeaux exprime clairement cette position, estimant qu’au moment où la nation française « [...] a reconnu tout ce qu’une Nation rivale devait à un bon système d’enseignement supérieur, la France a senti que c’était sur ce point qu’elle devait concentrer ses efforts […] Nous devons nous approprier un système d’éducation qui, après avoir sauvé nos voisins de la mort, leur a donné la puissance que vous savez […] ». L’examen du système allemand – et plus particulièrement du fonctionnement du Palais des universités de Berlin – encouragent les pouvoirs publics à orienter l’Université française vers un enseignement plus spécialisé et plus encadré. Les édiles de la Troisième République espèrent que cette évolution permettra, outre la réforme nécessaire du système, une plus grande démocratisation de l’enseignement supérieur.

Le gouvernement est convaincu que cette réforme de l’université ne peut réussir que si elle s’accompagne d’un programme architectural répondant à la restructuration de l’enseignement supérieur. Le Palais des universités de Berlin devient alors le modèle pour la nouvelle faculté française. Les laboratoires, les salles de conférences, les salles de collections et les bibliothèques supplantent la pièce maîtresse de la faculté française, l’amphithéâtre, en tant qu’espaces officiels de représentation. Dans ce contexte, la ville de Bordeaux entreprend, dès le début des années 1870, un important programme de constructions qui vise à bâtir des édifices neufs, spécifiquement dédiés et adaptés à l’enseignement supérieur. Le premier des trois bâtiments, celui de la faculté de droit, amorce la réflexion sur l’adaptation d’une architecture à une fonction pédagogique.

La faculté de droit de Bordeaux, une architecture au service de la redéfinition de l’enseignement supérieur
Dès 1844, le Conseil municipal n’a de cesse de réclamer à l’État l’autorisation de rouvrir une école de droit dans la ville, ce qui est finalement acté par décret du 15 décembre 1870. Des locaux provisoires accueillent les nouveaux étudiants dès le 6 février 1871. Le succès est tel (plus de 400 étudiants sont inscrits) que l’administration municipale doit rapidement envisager la construction d’un édifice spécialement destiné à la nouvelle faculté. La décision et la construction sont alors pleinement assumées par la Ville. En février 1869, elle offre un terrain de 680 mètres carrés ; celui-ci est situé sur la place Pey Berland, à l’angle de la rue Cabirol. L’architecte de la ville, Charles Burguet (1821-1879), prend en charge le dossier de 1871 à l’achèvement des travaux qui se fait dans le courant de l’année 1874.


Jules-Alphonse Terpereau, Façade principale de la faculté de droit de Bordeaux, 1886. (1)
La faculté de droit est la première des trois facultés de Bordeaux à être reconstruite au XIXe siècle. Burguet n’a donc aucun modèle auquel se référer. C’est probablement pour anticiper cette question que la municipalité avait demandé à la ville de Toulouse, dès octobre 1864, un plan du rez-de-chaussée de leur faculté de droit. Mais cet exemple ne fournit finalement aucune réponse à l’architecte et les différents plans réalisés entre 1871 et 1873 témoignent de ses tâtonnements et hésitations pour répondre au mieux à la nouvelle vision de l’enseignement supérieur.
Faute de modèle, Burguet offre avec cette construction la première faculté bordelaise à tenter de répondre à la redéfinition de l’enseignement supérieur réclamée par la Troisième République. Pour y parvenir, il expérimente une solution intermédiaire. Ainsi, la scénographie de la grande salle de cours du premier étage maintient-elle la traditionnelle place maîtresse de l’amphithéâtre dans les universités françaises quand, à l’inverse, la position stratégique nouvellement tenue par la salle d’examen, tout comme l’aménagement d’une petite salle de conférences – un espace parfaitement adapté à un enseignement plus spécialisé et plus encadré – tentent en revanche de répondre à la vision renouvelée de l’enseignement supérieur.


Charles Burguet, Faculté de droit, élévation de la façade principale, février 1872. Archives municipales de la ville de Bordeaux, 6875 M 5 (5)
Elevé sur un niveau de caves, l’édifice présente une élévation principale composée de trois niveaux, rythmés par sept travées. Faisant le choix d’une écriture dépouillée, Burguet fait tout de même quelques concessions à l’ornement, notamment avec le fronton cintré brisé avec volutes qui couronne la baie centrale du premier étage. Ce décor matérialise et symbolise bien évidemment dans la pierre, la place dominante que tient toujours la salle de cours dans l’édifice, mais aussi dans l’enseignement divulgué dans cette faculté.
La statuaire s’illustre essentiellement par deux grandes statues, posées de part et d’autre de l’escalier d’honneur. Offertes à la Ville par le Ministre de l’Instruction publique, elles ont été mises en place dans le courant de l’année 1881. L’œuvre exécutée en 1879 par le sculpteur Joseph Félon (1818-1896), représente l’humaniste et juriste Jacques Cujas (1522-1590), figuré assis et portant la traditionnelle tenue de l’homme de loi. L’œuvre d’Alphonse Dumilâtre (1844-1928), signée et datée de 1880, représente l’écrivain et philosophe Montesquieu (1689-1755), dans une attitude détendue et réfléchie.


Jules-Alphonse Terpereau, Faculté de droit, grand escalier avec les statues de Cujas et de Montesquieu, 1886. (6)

Jules-Alphonse Terpereau, Faculté de droit, vestibule avec les statues de Cujas et de Montesquieu, 1886. (7)

La faculté mixte de médecine et de pharmacie de Bordeaux, un projet ambitieux
Si la construction de la faculté de droit de Bordeaux a été une volonté émanant seulement de la municipalité, celle de la faculté mixte de médecine et de pharmacie est une décision assumée conjointement avec l’État. Suite à sa suppression, la faculté de médecine de Bordeaux avait été recréée en 1829 et Burguet avait été chargé en 1852 d’agrandir l’édifice qui l’accueillait. Le 8 décembre 1874, une loi promulguée par le gouvernement transforme l’école de médecine et de chirurgie en faculté mixte de médecine et de pharmacie. Une dépêche du Ministre de l’Instruction publique, en date du 6 février 1875, explique que la ville de Bordeaux est alors pressentie pour devenir le siège d’une « université complète », c’est-à-dire une université comprenant les facultés de théologie, de droit, de médecine, des sciences et des lettres. Cette opportunité accélère le projet de construction d’un édifice spécialement dédié.
Burguet, présente dès 1875 un premier projet qui est finalement abandonné. Le gouvernement ouvre alors un concours qui se déroule du 4 avril au 15 septembre 1876. Cet événement bénéficie d’une notoriété nationale. Pour autant, en 1877, faute de vainqueur – aucun premier prix n’est décerné – c’est finalement le troisième prix, celui de l’architecte parisien Jean-Louis Pascal (1837-1920) qui est retenu. Le projet de Pascal est sélectionné notamment parce qu’il respecte le budget des 1 500 000 francs alloués à la construction. La ville demande tout de même à Pascal de revoir ses dessins afin d’en réduire le coût. L’ensemble est définitivement adopté en novembre 1879 et les travaux débutent enfin le 12 mai 1880. La nouvelle faculté sera inaugurée, en présence du Président de la République, Sadi Carnot, le 28 avril 1888.
Le concours ouvert en 1876 précise très clairement comment le bâtiment dédié à la faculté de médecine doit s’adapter à la nouvelle vision de l’enseignement supérieur. Ainsi, aération et lumière sont les deux concepts qui guident l’architecte et particulièrement dans la composition des laboratoires, espaces nouveaux de représentation de la faculté française rénovée. Le plan doit également répondre à une contrainte majeure, faire cohabiter deux disciplines : l’enseignement en médecine et l’enseignement en pharmacie. Ainsi l’édifice doit-il accueillir des salles de cours et des laboratoires pour des études aussi diverses que l’anatomie, la physiologie, la physique, la chimie, l’histoire naturelle, la pharmacie, la toxicologie, l’anatomie pathologique et l’histologie. À cela, il faut ajouter des amphithéâtres, une bibliothèque, un musée d’anatomie et des logements. L’architecte doit enfin faire avec une dernière difficulté : la forme trapézoïdale et exiguë de la parcelle donnée par la ville qui fait environ 9 426 mètres carrés. Pour dépasser toutes ces contraintes, Jean-Louis Pascal fait le choix d’un plan épousant les formes irrégulières du terrain en profitant ainsi de l’évasement de la parcelle pour projeter tous les éléments à l’arrière de l’entrée principale, sur un plan longitudinal. Cette solution est la plus efficace et la plus satisfaisante pour tirer pleinement partie du terrain en forme de trapèze. La contrainte de départ, ainsi détournée, devient une force et même l’axe majeur de la fluidité de l’ensemble du plan.
Pour ordonner de manière rationnelle les diverses activités du site et ainsi faciliter la déambulation au quotidien des nombreuses personnes présentes dans le bâtiment, l’architecte soigne tout particulièrement, au rez-de-chaussée, les espaces dédiés à la circulation. Ainsi, aussitôt l’entrée franchie, on pénètre dans un grand vestibule qui distribue, sur la droite, les services administratifs et, sur la gauche, l’escalier qui mène aux étages. De là, toujours dans l’axe longitudinal, on accède à un atrium, qui est traité dans une mise en scène monumentale et qui permet d’accéder aux deux grands amphithéâtres. Enfin, on arrive dans la grande cour, le cœur de l’édifice, pour laquelle l’architecte répète la forme trapézoïdale de l’ensemble du bâtiment. Cette cour est agrémentée sur tout son pourtour d’une galerie qui développe un bel ordre ionique et qui distribue, notamment, les trois grands laboratoires de dissection qui parachèvent la construction. L’étage carré est, quant à lui, dédié à des salles de cours, à divers services et à la bibliothèque.

La construction de la faculté mixte de médecine et de pharmacie, la deuxième université édifiée à Bordeaux au XIXe siècle, révèle comment la Ville et l’État – malgré leurs divergences – ont fait ici cause commune pour mener à bien le projet de rénovation de l’enseignement supérieur en province. Elle témoigne également de l’habilité de l’architecte à dépasser les nombreuses, et parfois complexes, contraintes imposées par le programme. Après les solutions intermédiaires présentées par Burguet à la faculté de droit, ce nouvel édifice s’impose dans le patrimoine universitaire bordelais comme la proposition la plus aboutie, à même de répondre à la réforme de l’Université française, voulue par la Troisième République.
Le décor riche et varié de la faculté mixte de médecine et de pharmacie

Le milieu du grand vestibule d’entrée est orné d’un sol réalisé, entre 1888 et 1889, par le célèbre mosaïste vénitien de l’Opéra de Paris : Giandomenico Facchina (1826-1904). Le carrelage, en mosaïque de Vicat, illustre la devise : Pro Scientia, Urbe et Patria (Pour la Science, la Ville et l’État), une heureuse formule qui fait oublier que le travail en commun mené par l’État et la Ville pour faire aboutir ce projet n’a pas toujours été si facile.


Vue actuelle de la cour d'honneur de l'ancienne faculté de médecine et de pharmacie (17)

Vue actuelle du vestibule depuis l'escalier menant à la bibliothèque (18)

La grande cour d’honneur est, quant à elle, agrémentée de quatorze médaillons à l’antique représentant de grands médecins, anatomistes ou professeurs tels Élie Gintrac (1791-1877), Jean-Baptiste Bouillaud (1796-1881) ou encore Paul-Pierre Broca (1824-1880). Toutefois, les décors les plus habiles sont bien ceux réservés à la façade d’entrée de la nouvelle faculté. Ainsi, dès 1887 est-il décidé d’embellir la façade principale par la mise en place de cinq bustes disposés aux pieds des cinq grandes fenêtres de l’avant-corps central. Chaque figure est réalisée par un artiste différent car l’État a choisi trois sculpteurs parisiens : Charles Gauthier (1831-1891), Camille Lefebvre et Gustave Michel (1851-1924), et la Ville deux sculpteurs bordelais : Pierre Granet (1843-1910) et Edmond Prévot (1838-1892). Cinq grandes personnalités du monde de la Médecine sont représentées : le botaniste Bernard de Jussieu (1699-1777) ; le médecin René Théophile Marie-Hyacinthe Laennec (1781-1826), inventeur du diagnostic, de l’auscultation et du stéthoscope ; l’anatomiste Marie-François Xavier Bichat (1771-1802), le chirurgien Guillaume Dupuytren (1777-1835) et le chimiste Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794). Disposés dans cet ordre, on comprend que le programme promeut surtout l’Anatomie, assistée de la Médecine et de la Chirurgie. La Botanique et la Chimie, situées aux extrémités, étant considérées comme plus secondaires.


Vue actuelle de la Natura d'Ernest Barrias (19a)

Vue actuelle de la Scientia de Jules Cavelier (19b)

En outre, dès 1888, Pascal désire signaler la façade principale de la faculté par un ensemble sculpté. Exécutées à Paris, les deux statues en marbre, signées et datées de 1893, sont mises en place à compter du 26 novembre 1893 de part et d’autre de l’emmarchement. Louis-Ernest Barrias (1841-1905) a représenté la Nature se dévoilant devant la Science, allégorie de la Nature figurée sous les traits d’une jeune femme qui se défait de ses vêtements. Lui faisant pendant, l’allégorie de la Science s’incarne sous les traits d’une femme d’âge plus mûr, totalement drapée, dans une attitude rigide. Le sculpteur Jules Cavelier (1814-1894) anime néanmoins sa statue en lui faisant porter un livre, l’emblème du savoir, ainsi que la fameuse coupe d’Hygie, symbole de la Pharmacie.

La faculté des sciences et des lettres, un projet hybride
Le 2 janvier 1839, le Ministre de l’Intérieur approuve l’établissement de la nouvelle faculté de théologie, des sciences et des lettres dans des bâtiments dépendants de l’hôtel de ville. Cette décision entérine une situation qui dure depuis une petite année. En effet, faute de place, en octobre 1838, le maire David Johnston (maire de 1838 à 1842) fait aménager les salles de cours des trois facultés dans les locaux du musée de la ville, situés rue Montbazon. Envahi par l’humidité, le musée - alors à l’abandon - est facilement récupéré pour l’établissement temporaire des facultés. Pour l’occasion, les trois pièces qui composaient l’ancien musée sont restructurées. Ainsi, la salle d’entrée devient-elle pour une partie le vestibule et pour l’autre partie une classe de chimie. Et, les deux grandes salles d’exposition, à droite et à gauche de l’entrée sont désormais occupées par les deux grands amphithéâtres dédiés aux sciences et aux lettres.

Charles Burguet, Avant-Projet des facultés de théologie, des sciences et des lettres, prévu rue Vital-Carles, 1875. (23)

Charles Burguet, Avant-Projet du rez-de-chaussée des facultés de théologie, des sciences et des lettres, prévu rue Vital-Carles, 1875. (24)
Les conditions matérielles n’ayant toutefois guère progressé, la ville se décide enfin à étudier l’opportunité de construire un édifice exclusivement affecté aux trois facultés. Et après un projet et un concours avorté, Burguet présente, en octobre 1875, un avant-projet bien avancé composé d’un immense édifice, à la distribution intérieure complexe, organisé autour de soixante-deux pièces, d’une terrasse d’astronomie et de météorologie ainsi que de cours intérieures.
Certes un peu confus et complexe, cet avant-projet révèle pourtant la très grande implication de l’architecte Burguet dans le dessein de rénovation de l’université bordelaise. Ainsi, si le plan de l’ensemble manque à l’évidence de rationalité, il révèle pourtant les efforts de l’architecte de la ville pour concilier l’identité de la faculté traditionnelle avec la faculté rénovée. En effet, dans cet avant-projet, Burguet utilise un plan mixte qui tente d’allier amphithéâtres et laboratoires comme s’il projetait une sorte de synthèse. C’est à l’évidence un plan intermédiaire entre les solutions du passé et celles de l’avenir. Ce projet, antérieur à celui de la faculté de médecine, sera finalement abandonné.

L’affaire d’une construction entièrement dédiée aux trois facultés est relancée en mars 1879. En effet, après l’incendie du lycée des Feuillants en 1872, la municipalité vote la reconstruction de l’établissement sur un autre site en octobre 1874, laissant ainsi vacant l’emplacement pour une future faculté. En 1879, après tant d’années passées à réfléchir au plan le mieux adapté, Burguet décède. La Municipalité confie dès lors la construction de la faculté, au nouvel architecte de la ville, Charles Durand (1824-1891).
Louis Liard (1846-1917) et la faculté de théologie, des sciences et des lettres






Jean-Charles Chaplain, médaille en l’honneur de Louis Liard, 1900.(25-26)
La présence de Louis Liard, à Bordeaux dès 1874, est déterminante dans le programme de restauration des facultés, engagé par la Municipalité. Il est particulièrement influent lors de la construction de la faculté de théologie, des sciences et des lettres. En effet, professeur à la faculté des lettres, Liard ne tarde pas à mettre ses talents au service des autorités locales. Il est nommé adjoint au maire, délégué à l’Instruction publique en 1877.

À ce titre, il est chargé de suivre la construction des facultés de la Ville, ce qu’il fait scrupuleusement jusqu’à son départ en 1880. Convaincu par le modèle universitaire allemand, il encourage les professeurs, les doyens et les architectes à construire des programmes favorisant la mutation de l’université bordelaise. Dans un rapport, présenté au Conseil municipal le 12 juillet 1879 et concernant la construction d’un établissement pour la faculté de théologie, des sciences et des lettres, Liard expose le programme de la construction à l’architecte Durand et insiste sur la complète nouveauté de l’édifice à construire et sur la nécessité que la faculté soit désormais un atelier :
« […] J’arrive maintenant au programme […] tel qu’il résulte des délibérations des facultés, auxquelles j’ai pris part à un double titre, et comme professeur de l’enseignement supérieur, et comme Adjoint au maire, délégué à l’Instruction publique.
À ma connaissance, il n’est en France aucun édifice que vous puissiez prendre pour modèle. Le plan de nos anciennes facultés des sciences et des lettres dérivent sans exception, d’une conception de l’Enseignement supérieur, qui commence à disparaître. Jusqu’à ces dernières années, les leçons des facultés des sciences et des lettres s’adressaient exclusivement au grand public, mélange de savants et de lettrés, et de curieux et d’oisifs, sans cesse renouvelés.
De là, ces vastes amphithéâtres, ouverts à tout venant. De là aussi l’absence de laboratoires d’études ; à peine quelques salles étroites de recherches pour les professeurs ; peu ou pas de collections et de bibliothèques. Aujourd’hui l’enseignement des facultés, sans cesser d’être ouvert à tous, s’adresse plus particulièrement à un public restreint […]. On l’a dit avec justesse une faculté doit être désormais un atelier : de là, pour les lettres, des salles de conférences intimes, pour les sciences, des laboratoires de recherches pour les professeurs, des laboratoires d’études pour les étudiants, des salles de collections voisines des laboratoires, des salles de cours aussi nombreuses que les divers enseignements de la faculté ; enfin une vaste bibliothèque. Mais, comme nous traversons une période de transition et que d’ailleurs les grandes leçons à la condition de ne pas être le tout de l’enseignement supérieur, peuvent porter des fruits utiles, nos facultés nouvelles devront être pourvues de deux grands amphithéâtres, destinés à recevoir le grand public ; seulement ces amphithéâtres ne seront plus, comme autrefois, les pièces maîtresses de l’édifices […] ».
Durand propose un premier avant-projet pour la nouvelle construction dès le 30 avril 1879. La parcelle très irrégulière oblige l’architecte à concevoir un dessin ingénieux afin de contourner au mieux toutes les contraintes du site. Pour ce faire, Durand organise tout le rez-de-chaussée autour d’un pivot central, en forme de croix, composé d’une longue salle des pas-perdus occupant tout l’axe longitudinal et de deux grands amphithéâtres, posés de part et d’autre de l’axe, perpendiculairement. Ce dispositif est clairement la colonne vertébrale du rez-de-chaussée. On note l’absence d’un grand escalier d’apparat au profit de plusieurs escaliers latéraux permettant à chaque département d’accéder, à l’étage, directement aux pièces qui leur sont attribuées. Sur les plans, l’architecte prend soin de dédier une couleur pour chaque discipline de manière à facilement repérer les espaces qui leur sont spécialement consacrés. Cette mise en couleur révèle combien les Sciences dominent et combien la Théologie est une nouvelle fois réduite à la portion congrue, ce département finissant même par disparaître dans le projet définitif.

Jules-Alphonse Terpereau, Façade de la faculté des lettres et des sciences, vers 1886.

Jules-Alphonse Terpereau, Vue intérieure du vestibule de la faculté des lettres et des sciences avec, à droite, le cénotaphe de Michel de Montaigne, vers 1886. (32)
Le 4 juillet 1880, et après plus d’une année de réflexion, Durand présente à la Ville un nouveau projet, fortement remanié. Afin de rationaliser les espaces et la circulation entre les différents niveaux mais aussi entre les différents départements, l’architecte abandonne le dispositif en croix du rez-de-chaussée de l’avant-projet. La nouvelle disposition spatiale de ce premier niveau témoigne du travail de maturation de Durand qui s’est notamment fait par l’observation des dessins de Burguet et surtout des plans de Pascal, dessins auxquels l’architecte de la ville peut facilement accéder. Ainsi, l’entrée s’ouvre-t-elle sur un grand vestibule rectangulaire, comme à la faculté de médecine, distribuant à droite et à gauche deux grands escaliers d’apparat menant aux étages supérieurs. Dans l’axe longitudinal, il dispose deux grands amphithéâtres, à gauche les lettres et, à droite, les sciences. Reprenant une idée de Burguet, l’architecte municipal ouvre le vestibule sur une étroite galerie qui fait tout le tour de l’édifice. Enfin, il dispose autour des deux grands amphithéâtres, trois grandes cours bordées de la galerie qui distribue les autres pièces du rez-de-chaussée, organisées dans les quatre ailes irrégulières de l’édifice. En mélangeant ces trois éléments : le vestibule, la galerie et les cours bordées des quatre ailes, Durand apporte probablement la seule solution valable pour faire cohabiter les trois facultés et pour tirer le meilleur parti du terrain imparfait et irrégulier.

Néanmoins, ces plans ne témoignent encore que d’une étape intermédiaire. En 1889, Paul Planat (1839-1911), un ancien collaborateur de César Daly, publie dans la cinquième édition de la revue qu’il vient de fonder, la Revue Moderne, les plans définitifs de la faculté. Ces dessins témoignent des menues modifications apportées au projet entre le projet de juillet 1880 et l’inauguration de l’édifice, le 17 janvier 1886.


A. Gerbier, Médaille commémorative pour l’inauguration des facultés des sciences et des lettres de Bordeaux, le 17 janvier 1886. (33-34)

Après les solutions intermédiaires proposées par Burguet à la faculté de droit et la formule aboutie conçue par Pascal pour la faculté mixte de Médecine et de Pharmacie, Durand présente dans la dernière faculté édifiée dans le Bordeaux intra-muros une synthèse réussie entre la faculté traditionnelle et la faculté rénovée. En effet, il arrive à construire une heureuse harmonie entre la position centrale tenue par les grands amphithéâtres, au rez-de-chaussée, et la multiplication des laboratoires présents dans tous les niveaux de l’édifice. Et s’il peut atteindre ce fragile équilibre, c’est aussi grâce au travail préalable de Liard, l’artisan de la réforme de l’université bordelaise, qui a su combiner les résolutions de la municipalité, les ordonnances du ministère de l’Instruction publique, les perspectives du Recteur et les besoins concret et matériel des professeurs.

La façade de l’entrée principale présente un décor composé de trois grands bas-reliefs réalisés par trois artistes locaux : Pierre Granet (1843-1910), Louis-André de Coëffard de Mazerolles (1818-1887) et Edmond Prévot (1838-1892).
Granet et Prévot ont déjà travaillé ensemble au décor de l’avant-corps central de la faculté mixte de médecine et de pharmacie. Granet exécute le bas-relief central sur lequel une figure féminine, assise sur un trône de pierre au pied duquel est posée une couronne de laurier, représente la ville de Bordeaux. Cette puissante jeune femme porte une couronne composée de tours et tient dans sa main un blason aux armes de la ville, qui confirment l’allégorie. Les bras largement ouverts, elle accueille à gauche de futurs étudiants, que lui présente la déesse Athéna et assiste, à droite, à l’inscription des noms des lauréats par une figure féminine qui représente, elle, une allégorie de la République.

À gauche de ce panneau central, Prévot représente un cortège d’hommes et de jeunes adolescents s’avançant vers le bas-relief central. Ces savants sont vêtus suivant des modes différentes que l’on peut distinguer selon la chevelure, les couvre-chefs ou encore les vêtements qui vont de tuniques antiques, à des manteaux du moyen-âge, de la Renaissance et de l’époque moderne. Parmi eux, certains portent des objets tels un globe terrestre, un parchemin ou un ballon de chimie; des accessoires illustrant les Sciences et convoquant des savoirs de la plus haute antiquité égyptienne ou mésopotamienne à ceux de la fin de l’époque moderne.

Sur le panneau de droite, Coëffard de Mazerolles exécute, lui aussi, un cortège s’avançant aussi vers le bas-relief central.
Il s’agit d’hommes et d’adolescents représentés selon des modes vestimentaires très différentes. Au milieu d’eux, on distingue un sphinx. Le premier homme porte une lyre, l’instrument du poète grec. Un autre tient une plaque gravée de textes hébraïques, probablement en référence aux auteurs des textes sacrés. Enfin le dernier porte un couvre-chef, sorte de bonnet florentin, qui fait penser à celui traditionnellement porté par Dante dans la peinture, depuis la fin du Moyen-âge. Tous ces écrivains, représentent bien évidemment les Lettres.

Ce cycle de bas-reliefs est réalisé suivant les aspirations à l’antique de l’époque avec une réelle qualité dans la mise en œuvre des reliefs qui jouent, pour donner de la profondeur, sur le mouvement et l’alternance de bas et de haut-relief. À l’évidence l’ensemble rend hommage à la ville de Bordeaux qui, par cette faculté des sciences et des lettres rénovée, offre aux nouvelles générations tout le savoir nécessaire à la réussite et à l’épanouissement personnel.

Après la construction des trois facultés, la Ville récupère son titre d’Université, à la faveur de la loi du 10 juillet 1896. Une loi promulguée grâce aux travaux de Liard comme directeur de l’Enseignement Supérieur au Ministère de l’Instruction publique. Cependant, très vite les trois édifices sont remaniés afin d’être modernisés et pour répondre au nombre toujours croissant des étudiants.

Dans le courant de l’année 1913, le Conseil municipal décide la construction d’un nouveau bâtiment, annexé à l’ancienne faculté de droit. L’escalier est posé en 1914 mais la déclaration de la Grande Guerre interrompt le chantier et les travaux ne sont entièrement achevés que dans le courant du mois de juillet 1920. La bibliothèque est réaménagée entre 1931 et 1939. À la demande de la Ville et de l’État, Pascal donne les plans de l’extension de la faculté mixte de médecine et de pharmacie, le 28 janvier 1902.
Censés permettre la modernisation des laboratoires, les travaux commencés en 1908 – et interrompus par la guerre – ne se finissent qu’en 1922, après la mort de l’architecte. En juin 1886, à peine la faculté des Sciences et des Lettres est-elle inaugurée que de nouveaux travaux sont engagés afin de couvrir la cour donnant sur le grand amphithéâtre des lettres pour en faire une galerie pour les collections de moulages. C’est la naissance du Musée d’archéologie. De nombreux travaux de restructuration des espaces intérieurs sont effectués, une première fois en 1895 et une dernière fois, pendant et après la Seconde Guerre mondiale.

Tous ces travaux témoignent de l’incapacité à transformer et à adapter ces trois édifices à l’université moderne. Et dès avant la Seconde Guerre mondiale, les trois bâtiments sont considérés comme insuffisants. L’après-guerre oblige à de profondes mutations notamment rendues obligatoires par la très forte croissance des effectifs d’étudiants et donc des enseignants. Le principe d’un nouveau transfert, mais cette fois-ci extra-muros, de l’université de Bordeaux est envisagé dès 1949. Sur les communes de Talence et de Pessac, sur un terrain de près de 280 hectares, un vaste domaine universitaire voir le jour. Si les nouveaux bâtiments semblent parfaitement adaptés aux nouveaux besoins de l’enseignement supérieur, la distance avec Bordeaux est vécue – et toujours à l’heure actuelle – comme une immense perte culturelle par les professeurs et pour les étudiants.

Mentions illustrations
Toutes les images sont à mentionner comme provenant du fonds Université Bordeaux Montaigne, excepté :
2-3 : Archives municipales de Bordeaux, 6875 M 5 ; 5 : A.M.B. 6875 M 5 ; 8-13 : A.M.B. fonds iconographique ; 14 : A.M.B. 6889 M 8 ; 15 : © Claude Laroche ; 16 : A.M.B. 6872 M 100 ;17-19 : Marion Lagrange ; VM 23 ; 18 : VM 56 ; 19 : © Marion Lagrange ; 21-22 : Université Bordeaux Montaigne, dépôt au musée d’Aquitaine ; 23-24 : A.M.B. 6889 M 8 ; 25-26 : Université Bordeaux Montaigne, dépôt au musée d’Aquitaine ; 27-30 : A.M.B. 6889 M.

Notices biographiques des figures majeures de la construction des facultés bordelaises au XIXe siècle
• Charles BURGUET (1821-1879) & Charles DURAND (1824-1891)

Sources
Archives Municipales de Bordeaux
6875 M : Faculté de droit.

6875 M 2, 6875 M 5, 6875 M 6, 6875 M 7, 6875 M 11, 6875 M 14, 6875 M 17, 6875 M 18.
M : Facultés des Lettres et des Sciences
6889 M 5, 6889 M 6, 6889 M 7, 6889 M 8, 6889 M 10, 6889 M 11, 6889 M 13, 6889 M 16.

Bibliographie indicative


• Travaux universitaires

CLAVEL Elsa, La faculté des lettres de Bordeaux de 1886 à 1940, T.E.R. d’histoire contemporaine, Bordeaux, Université Michel de Montaigne, 1993.

POUX Ludovic, Les palais universitaires, T.E.R. d’histoire contemporaine. Bordeaux, Université Michel de Montaigne, 1993.

• Ouvrages

COUSTET Robert et SABOYA Marc, Bordeaux le temps de l’histoire, Architecture et urbanisme au XIXe siècle (1800-1914), Bordeaux,éditions Mollat, 1999.

LACHAISE Bernard et LEBIGRE Jean-Michel, Histoire d’une univerité bordelaise : Michel de Montaigne, faculté des arts, faculté des lettres, 1441-1999, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1999.

TEXIER Simon (sous la dir. de),L’Institut d’art et d’archéologie, Paris, 1932, Paris, 2005.

• Articles

DELORME Franck, « Faculté des sciences de Bordeaux, René-André Coulon architecte », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 26 janvier 2012, consulté le 24 août 2013. http://insitu.revues.org/932 ; DOI : 10.4000/insitu.932.

DUSSOL Dominique et LAROCHE Claude, « Les facultés de Bordeaux », dans Rivé Philippe (dir.). La Sorbonne et sa reconstruction. Paris, La Manufacture, 1987, p. 201-222.

HOTTIN Christian, « Retour sur un patrimoine parisien méconnu : les espaces de transmission du savoir à l’époque moderne (I). De la maison à l’amphithéâtre », In Situ [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 19 mai 2009, consulté le 09 juillet 2013. http://insitu.revues.org/3777 ; DOI : 10.4000/insitu.3777.

HOTTIN Christian, « Retour sur un patrimoine parisien méconnu : les espaces de transmission du savoir à l’époque moderne (II)* Naissance d’une architecture : quatre projets exceptionnels (ca. 1760 – ca.1790) », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 18 janvier 2012, consulté le 22 juin 2013. http://insitu.revues.org/1069 ; DOI : 10.4000/insitu.1069.

LAROCHE Claude, « Pro Scientia Urbe et Patria : l’architecture de la faculté de médecine et de pharmacie de Bordeaux, 1876-1888 et 1902-1922 », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 24 janvier 2012, consulté le 19 juin 2013. http://insitu.revues.org/1126 ; DOI : 10.4000/insitu.1126.

LAGRANGE Marion et MIANE Florent, « Le Musée archéologique de la faculté des lettres de Bordeaux (1886) », In Situ [En ligne], 17 | 2011, mis en ligne le 29 novembre 2011, consulté le 05 juin 2013. http://insitu.revues.org/920 ; DOI : 10.4000/insitu.920.

RENAUT Alain, « Louis Liard et l’élitisme républicain », Romantisme, n°88, 1995, p. 85-100

Le programme de recherches

Mené par des historiens de l’art, le programme consiste à localiser, inventorier, documenter et valoriser le patrimoine artistique, immobilier et mobilier, de l’université bordelaise, depuis la création des Facultés dans la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à leur implantation sur le domaine universitaire de Pessac-Talence dans les années soixante.

Trois grands axes ont été retenus : l’architecture, le décor, et les collections liées à l’enseignement de l’histoire de l’art.

Accès à la bibliothèque numérique

L’ensemble des données recueillies lors de l’inventaire est accessible par le biais de la bibliothèque numérique conçue et mise en ligne par le SCD de l'Université Bordeaux Montaigne.

Contact

Marion Lagrange
Maître de conférences en histoire de l’art contemporain
Centre de Recherches François-Georges Pariset (EA 538)
marion.lagrange@u-bordeaux-montaigne.fr

Partenaires

Ce programme de recherches ne pourrait exister sans la collaboration logistique et scientifique de : ARPEGE (ENSAP Bordeaux), Musée d’Aquitaine, Musée d’ethnographie de l’Université Bordeaux Segalen, Service commun de documentation de l’Université Bordeaux Montaigne, Service régional du Patrimoine et de l'Inventaire (Conseil Régional d'Aquitaine).




Promenades universitaires

L'université de Bordeaux, de la faculté au campus.


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Mentions

Clichés photographiques (sauf mention contraire) :
© Université Bordeaux Montaigne / Patrick Fabre

Numérisation : Société Arkhênum

Montage images page d'accueil : Sylvain Fogato

Direction éditoriale : Marion Lagrange

Site internet : Pierre Planté

Hébergement : Université Bordeaux Montaigne