Créée en 1889, la collection photographique constitue, avec celle des moulages, le Musée archéologique de l’université de Bordeaux. Bien plus qu’une simple banque d’images, cette imagerie scientifique est un véritable outil de pensée qui va notamment transformer les méthodes pédagogiques d’une nouvelle discipline : l’histoire de l’art.
Une image moderne au service d’une pédagogie en construction
La collection photographique est, à l’origine, affectée à l’enseignement de l’archéologie. Ses usages vont ensuite se diversifier avec la création de nouvelles chaires.
En 1889, comme le signale l’annuaire de la faculté des lettres, Pierre Paris (1859-1931), alors maître de conférences de langue et littérature grecques (1886-1892), crée le premier ensemble de tirages photographiques, en complément des moulages déjà acquis. Ces images sont présentées aux étudiants durant les cours et permettent de visualiser les œuvres abordées par le professeur.
La photographie participe au bien-fondé du musée archéologique. Cette technique d’empreinte, perçue comme objective, enregistre des éléments indépendamment des aptitudes de l’observateur. Elle répond ainsi au besoin d’exactitude et de précision que nécessitent la création de séries et la méthodologie comparative.
La photographie contribue également à un profond renouvellement méthodologique où l’observation est prépondérante. Désormais, l’enseignement érudit et théorique se complète par des travaux pratiques réalisés sur des collections. Cette construction du savoir, établie sur le modèle des sciences exactes, donne une légitimité à une discipline soucieuse de défendre son statut.
À partir de 1892, les usages de la collection photographique se diversifient. Pierre Paris devient professeur d’histoire de l’art et d’archéologie (1892-1913) et directeur de l’école des beaux-arts (1898-1913). En 1892, l’annuaire mentionne la présence de plus de 2 000 photographies qui servent à l’enseignement de l’archéologie, de l’histoire de l’art et des beaux-arts. Si les moulages renvoient à une conception esthétisante de l’histoire de l’art et au savoir-faire pratique des beaux-arts (sculpture gréco-romaine et ornementation médiévale française), la photographie va apporter à l’enseignement une plus grande diversité de thèmes et d’objets.
BERGGREN Guillaume, Tombeau phrygien (Turquie), ●
Une imagerie originale créée par les maisons d’édition photographiques
La photographie instaure une autre représentation du monde en proposant un imaginaire visuel inédit.
Les sujets sont des édifices, paysages, sculptures, peintures, mosaïques, tapisseries, mais aussi des enluminures, des émaux et de l’orfèvrerie. Les périodes couvrent le Néolithique, l’Âge du Bronze, l’Antiquité, le Moyen Âge, les époques modernes et contemporaines. Les lieux nous conduisent, pour les vues d’architecture, en Égypte, Espagne, France, Grèce, Italie, en Palestine, Syrie ou Turquie et, pour les reproductions d’œuvres, dans les musées d’Anvers, d’Amsterdam, d’Athènes, de Berlin, de Bruxelles, de l’Escorial, de Florence, de Londres, de Naples, de Munich, de Paris, de Rome, de Saint-Pétersbourg, de Venise, de Vienne…
Les signatures font apparaître de grands noms de photographes et maisons d’édition photographique du XIXe siècle : Alinari (Italie), Berggren (Suède), Bonfils (France), Brogi (Italie), Giraudon (France), Hanfstaengl (Autriche), Mieusement (France), Sébah et Joaillier (Turquie).
Ces photographes s’adressent avant tout à une clientèle de collectionneurs, de voyageurs et de curieux. Leur imagerie, particulièrement abondante, donne accès à une multitude d’œuvres d’art reproduites selon plusieurs points de vue. Diffusées par catalogue, elles sont accessibles aux musées, aux écoles d’art et aux universités qui constituent une nouvelle clientèle.
L’esthétique de ces images qui doit satisfaire plusieurs publics est souvent ambiguë. Elle oscille entre l’évocation pittoresque (perspectives fuyantes, effets lumineux) et le document scientifique (frontalité, lisibilité, mesures). Elle relève en fin de compte tout autant du savoir scientifique que du plaisir esthétique. Les scientifiques et le grand public partagent encore à cette époque les mêmes images, qui constituent une culture visuelle commune.
Anonyme, Fresque de Pompéi (Italie)●
Un patrimoine exceptionnel à sauvegarder et à partager
La collection photographique fait partie du plus ancien musée universitaire de France, un des modèles pour ceux de Montpellier (1890), Paris (1891) et Lyon (1893).
Elle se compose actuellement de 3 312 images. Ce sont des épreuves sur papier albuminé de grand format (de 18 x 24 cm à 40 x 50 cm), accompagnées par quelques photogravures et épreuves au gélatino-bromure d’argent. La collection est abandonnée au début du XXe siècle. En raison de l’accroissement du nombre d’étudiants, les épreuves sur papier sont remplacées par des plaques de verre destinées à la projection lumineuse en amphithéâtre. De plus, la miniaturisation des appareils et la simplification des techniques permettent aux enseignants de réaliser eux-mêmes leurs images.
Longtemps oubliée dans les combles de l’ancienne faculté, elle est aujourd’hui conservée dans les réserves du musée d’Aquitaine.
Une campagne de numérisation, entreprise par l’université de Bordeaux 3, l’a rendue accessible sur Internet avec la collection de moulages. Conservée sinon dans son intégralité, du moins dans sa majeure partie, elle est encore riche de potentialités. Elle nous présente des œuvres aujourd’hui altérées, disparues ou détruites. Elle constitue une précieuse source documentaire pour étudier l’enseignement universitaire et les maisons d’édition photographique. Elle peut offrir une source d’inspiration pour un travail artistique. Mais elle est avant toute chose, par la diversité, la qualité et l’ancienneté des images, un véritable délice pour l’œil.
Biographies
Leopoldo ALINARI fonde à Florence en 1854 une maison d’édition photographique. Ses deux fils Giuseppe et Romualdo en font un des ateliers photographiques les plus prospères de l’Italie. D’abord consacrée au portrait, elle se tourne vers la reproduction d’œuvre (peinture, sculpture, architecture) aboutissant à un véritable musée documentaire de l’art italien. Ses principaux clients sont les touristes, les musées, les écoles d’art, les universités. Ils installent des succursales à l’étranger, notamment avec Giraudon à Paris. Très exigeants avec leurs assistants, les images restent de très bonne qualité malgré l’accroissement de la production.
Félix et Lydie BONFILS, relieurs français, créent leur maison d’édition photographique à Beyrouth en 1867. Aidés par leurs enfants Adrien et Félicie, ils produisent des portraits et des vues d’architecture. Félix et Adrien voyagent en Égypte, Grèce, Palestine, Syrie ou Turquie, rapportant des vues qui sont assemblées et envoyées dans des succursales par Lydie et Félicie. Les légendes des images, généralement très complètes, rappellent celles des vues de l’Expédition d’Égypte (1798-1801). Afin de satisfaire une demande importante de vues ethnographiques, l’atelier produit aussi des images en studio très stéréotypées et de moindre qualité.
Adolphe GIRAUDON crée à Paris en 1877 la Bibliothèque photographique. Cette maison d’édition photographique fournit des images au grand public, aux éditeurs et aux savants. Ce sont principalement des reproductions d’œuvres d’art conservées dans les musées ou présentées dans les nombreux salons qui animent la vie artistique. La qualité des clichés et la richesse du catalogue entraînent de nombreuses commandes de la part des artistes, des universitaires et des conservateurs de musée. La maison Giraudon obtient l’autorisation de reproduire les œuvres du musée du Louvre et crée un réseau de collaborateurs à travers toute l’Europe. En 1953, son fils Georges vend le fonds à la Librairie Larousse qui va populariser ces vues par l’intermédiaire de nombreux ouvrages de vulgarisation.
Franz Seraph HANFSTAENGL fonde à Munich en 1833 un établissement lithographique qu'il dirige jusqu'en 1868. Cet établissement se complète en 1853 d’un atelier photographique. Hanfstaengl édite de nombreux portraits de personnalités et des reproductions d’œuvres d’art qu’il photographie dans les musées européens (Amsterdam, Berlin, Londres, Saint-Pétersbourg, Vienne…). Afin de séduire une clientèle exigeante, il utilise une technique de photogravure assurant une certaine pérennité aux images à une époque où la photographie n’a pas encore fait ses preuves. Ses vues sont diffusées sous forme d’épreuves isolées ou d’albums luxueux.
Séraphin-Médéric MIEUSEMENT crée à Blois en 1864 un atelier photographique après avoir travaillé pour l’architecte Félix Duban lors de la restauration du château de Blois. Il produit des portraits et des vues d’architecture, s’attachant aux châteaux de la Loire avant d’étendre sa production à toute la France. En 1875, après un premier refus, il travaille pour la Commission des monuments historiques qui se dote ainsi d’une remarquable collection photographique. En 1881, le ministère des Cultes lui confie la mission de photographier les cathédrales françaises et les églises paroissiales. En 1883, il obtient du Musée de sculpture comparée l’autorisation de diffuser ses images en vertu de leur valeur pédagogique. Au terme de sa carrière, il aura parcouru tous les départements français, photographiant chaque monument avec beaucoup d’habileté.
Pascal SÉBAH crée à Constantinople un atelier de photographie et de photogravure. Considéré comme l’un des plus grands photographes turcs, l’adresse de son atelier est signalée dans les guides de voyage de l’époque. Avec son collaborateur Polycarpe Joaillier, il parcourt l’Égypte, la Grèce et la Turquie. Il produit des portraits anthropologiques, des scènes de vie, des vues d’architectures et de ruines archéologiques. Ces images sont régulièrement publiées dans des ouvrages scientifiques. Il séduit les savants comme les touristes par une œuvre tournée vers l’ethnologie et l’archéologie, mais aussi vers l’exotisme et l’égyptomanie.
• Lexique
Le papier albuminé est une technique de tirage photographique positive et monochrome mise au point par Louis Désiré Blanquart-Evrard dans les années 1840. Elle consiste à appliquer sur une mince feuille de papier, une couche d’albumine salée. Sensibilisée au nitrate d’argent, ce support peut enregistrer l’image d’un négatif en inversant ses valeurs. En raison de la minceur du papier, la photographie est généralement collée sur du carton ou du bristol. Ces images d’une très grande précision ont un aspect brillant et satiné. Leur tonalité va du miel au brun. Cette technique est majoritairement employée entre 1860 et 1890.
Le papier au gélatino-bromure d’argent est une technique de tirage photographique positive et monochrome mise au point par Richard Leach Maddox dans les années 1870. Il supplante le papier albuminé dès la fin du XXe siècle. Cette technique remplace l’albumine par de la gélatine qui réduit le temps de pose et facilite la production des images. Elle est d’une grande précision et a des tonalités gris neutres. Une couche de baryte appliquée entre l’émulsion et le papier rigidifie le support et lui permet de conserver toute sa blancheur.
• Pour citer le texte
Florent Miane, "La collection photographique du musée archéologique de l'université de Bordeaux", site web du Patrimoine artistique de l'université de Bordeaux, 2012
Mention obligatoire pour toute reproduction d’image (sauf mention contraire) : © Université Bordeaux Montaigne
• Bibliographie indicative
BUSTARRET Claire, « Vulgariser la civilisation : science et fiction d’après photographie », dans Michaud Stéphane, Mollier Jean-Yves et Savy Nicole (dir.), Usages de l’image au XIXe siècle, Paris, Creaphis, 1992, p. 129-141.
FEYLER Gabrielle, « Images de ruines, du pittoresque au document scientifique », Photographies, 1985, n° 8, p. 16-21.
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